Le possible échec de Socrate
N'y a-t-il pas, pour les philosophes qui cherchent une justice meilleure, une sorte de cercle vertueux entre justice réelle et justice idéale ?
On chercherait la perfection d'une essence idéale en prenant appui sur la connaissance du réel, sur la législation existante et sa mise en œuvre, et les exigences qu'on retirerait de pensée d'une justice parfaite nous permettraient en retour d'améliorer les conditions réelles du règne de la justice.
Car il ne suffit pas que la justice soit pensée, il faut qu'elle soit réellement instituée et que le règne de ses lois et de ses arrêts soit respecté sans conteste par tous : même et surtout par le plus fort et le plus méchant, ceux qui ont respectivement la capacité et l'intérêt de transgresser le règne de la justice légale.
Socrate, malgré son destin injuste, nous guide dans des considérations optimistes sur l'intelligence humaine de la justice et des lois de l'État. Or, il se peut que Socrate ait tort, que son pari sur la raison et la bonté humaine soit en échec.
Il se peut que l'humanité soit plutôt à l'image de ceux qui ont condamné injustement Socrate. Mais, même dans l'hypothèse pessimiste où l'on ne saurait s'entendre sur ce qu'est la justice, où celle-ci ne serait qu'un mot et qu'une convention, il resterait nécessaire que la force revienne à la loi et à l'État.
Entre l'intelligence et la force, une troisième raison d'obéir aux lois : l'autorité
Faut-il trancher entre la réussite et l'échec du pari de Socrate sur l'être humain, et son intelligence rationnelle de la justice ?
Pas nécessairement : entre les deux extrêmes de l'intelligence de la règle de justice - la quête des philosophes - et la force du règne de la justice, enjeu pour les politiques - la nécessité d'un règne de la loi - se trouve, en pratique, le régime ordinaire et moyen du cours de la justice dans l'État : celui de l'autorité de la justice et des lois.
On définit l'autorité comme la reconnaissance de la légitimité d'une hiérarchie qui s'impose d'elle-même, sans qu'elle ait besoin de recourir à la force ni au raisonnement pour obtenir l'obéissance à ses ordres, sur la supposition ou croyance qu'il est meilleur d'obéir à l'autorité que lui désobéir.
C'est donc par l'autorité des lois que tout un chacun leur obéit, en considérant qu'elle sont justes, sans les interroger ni les contester. Tout un chacun, c'est nous, dans notre vie ordinaire, c'est le peuple. Pourquoi le peuple doit-il obéissance aux lois ?
Extrait :
Injustice.
Il est dangereux de dire au peuple que les lois ne sont pas justes, car il n'y obéit qu'à cause qu'il les croit justes. C'est pourquoi il lui faut dire en même temps qu'il y faut obéir parce qu'elles sont lois comme il faut obéir aux supérieurs non parce qu'ils sont justes, mais parce qu'ils sont supérieurs. Par là, voilà toute sédition prévenue si on peut faire entendre cela et que proprement [c'est] la définition de la justice.
Blaise PASCAL, Pensées, Fragment Misère n° 15 / 24, édition électronique D. Descotes et G. Proust.
* sédition : révolte concertée, intentionnelle, contre l'autorité établie.
Questions :
1. Quelle est la croyance ou l'imagination du peuple à propos des lois auxquelles il obéit, et pourquoi cette croyance ou imagination est-elle nécessaire ?
a) Cela tient-il à l'ignorance nécessaire du peuple vis-à-vis de la nature des choses, et notamment de la justice des lois ?
b) Ou bien cela tient-il à une nécessité morale et psychologique de notre rapport à l'autorité et à l'obéissance ?
2. "Il est dangereux de dire au peuple que les lois ne sont pas justes" : telle qu'elle est formulée, peut-on être sûr du sens qui est celui de cette proposition entre les deux propositions suivantes :
a) Si elle signifie qu'on sait en réalité que les lois ne sont pas justes, alors quelle est la relation au peuple de ceux qui savent que les lois ne sont pas justes ?
b) Ou bien cette formule signifie-t-elle que c'est seulement par le discours que l'on affirme que les lois sont injustes, sans savoir si c'est vrai ou non ?
3. Pascal préconise un autre discours à l'adresse du peuple, pour qu'il obéisse aux lois :
a) Relevez quelles sont les deux propositions, "à la fois", dont se compose ce discours, et la structure de justification que l'on retrouve en parallèle, dans l'une et l'autre : "il faut y obéir parce que" :
b) "il faut obéir aux supérieurs non parce qu'ils sont justes, mais parce qu'ils sont supérieurs" :
c) Du point de vue des effets, quelle différence cela fait-il entre, d'une part, l'obéissance que l'on doit à quelqu'un parce qu'on le sait naturellement supérieur à nous en quelque façon, et d'autre part, l'obéissance qu'on lui doit parce qu'on sait qu'il n'est pas naturellement supérieur, mais qu'il est nécessaire à la société qu'il y ait une hiérarchie, une différence entre ceux qui commandent et ceux qui obéissent ? Dans les deux cas, l'obéissance est-elle due ? Pourquoi ?
d) Comment cette différence de supériorité - Pascal dit aussi : de grandeur - soit naturelle, soit conventionnelle - Pascal dit aussi : d'établissement - peut-elle s'appliquer aux lois et à l'obéissance qui leur est due ?
4. Le peuple est ignorant face à ceux qui savent, mais :
a) A-t-il tort de croire à la justice des lois pour pouvoir y obéir, quelle que soit la véritable nature de la justice de ces lois, par ailleurs ?
b) Le peuple est-il plus sot que ceux qui se croient instruits de la véritable nature injuste des lois, et qui ne leur reconnaissent d'autorité que de façon hypocrite et sournoise, en attendant la première occasion de pouvoir leur désobéir impunément pour les transgresser ?
c) Parmi ceux qui savent, il pourrait y avoir une différence entre les "demi-habiles", et les "habiles" comme les appelle Pascal : les premiers, les "demi-habiles", méprisent le peuple, parce que celui-ci croit que les lois sont justes, alors qu'en vérité, ce n'est pas le cas ; les seconds, les "habiles" considèrent que le peuple a raison d'obéir aux lois comme il le fait, quand bien même les lois ne seraient pas véritablement justes. Pourquoi les "demi-habiles", qui croient avoir tout compris, n'ont en réalité compris que la moitié des choses, par rapport aux "habiles" ?
d) Les "habiles", en considérant que le peuple a raison d'obéir aux lois parce qu'il les croit justes, ne visent-ils qu'à manipuler le peuple pour l'exploiter et maintenir leur propre pouvoir, ou bien ont-ils eux-mêmes une forme d'humilité quant à leur ignorance de la véritable nature de la justice ?
e) Si les "habiles" reconnaissent eux-mêmes n'avoir qu'à moitié compris ce que sont les lois et la justice, suffisamment pour les besoins de l'humanité qui vit en société sous les lois de l'État, sans accéder à la véritable nature du juste et de l'injuste, cela doit-il nous rendre pessimiste ou optimiste sur la capacité de l'être humain d'accéder à la véritable nature de la justice ?
5. À partir de la pensée de Pascal, revenons finalement à celle de Socrate, qui se soumet à la condamnation à mort injustement prononcée pour lui par le tribunal d'Athènes. Socrate respecte absolument la justice, non pas des hommes qui ont porté un jugement injuste sur lui, mais des lois d'Athènes elles-mêmes, comme de toute loi qui lui a appris ce que c'est que la justice, qui l'a orienté dans sa quête de ce que c'est que la justice. Car Socrate, pour ce qui concerne l'essence de la justice comme pour toute autre chose, s'avoue conscient de son ignorance. Ceci étant rappelé :
a) Où faudrait-il situer un philosophe comme Socrate dans son attitude vis-à-vis de la justice et des lois, entre le peuple, les demi-habiles, et les habiles : entrerait-il dans une de ces catégories, ou bien en faudrait-il une autre pour lui ?
b) Dans sa quête de la sagesse, Socrate semble distinguer quatre niveaux d'ignorance et de savoir :
Ces quatre degrés du savoir et de l'ignorance, chez Socrate, peuvent-ils être mis en correspondance avec la tripartition du peuple, des demi-habiles et des habiles, chez Pascal ? Faites un tableau à deux colonnes pour établir cette correspondance.
c) Si l'on regarde ce tableau, n'y a-t-il pas un niveau qui semble rester implicite, dans la hiérarchie des niveaux d'ignorance et d'habileté qui est conçue par Pascal. Qu'est-ce qui pourrait venir occuper ce niveau ?
Sujet de réflexion :
Faut-il chercher à comprendre la véritable nature de la justice, plutôt qu'obéir aux lois sans chercher à savoir si elles sont justes ?
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