Pour réfléchir sur le rapport de Socrate à la justice (3) : Pascal, peuple contre demi-habiles

Modifié par Margot_dns

Le possible échec de Socrate

N'y a-t-il pas, pour les philosophes qui cherchent une justice meilleure, une sorte de cercle vertueux entre justice réelle et justice idéale ?

On chercherait la perfection d'une essence idéale en prenant appui sur la connaissance du réel, sur la législation existante et sa mise en œuvre, et les exigences qu'on retirerait de pensée d'une justice parfaite nous permettraient en retour d'améliorer les conditions réelles du règne de la justice.

Car il ne suffit pas que la justice soit pensée, il faut qu'elle soit réellement instituée et que le règne de ses lois et de ses arrêts soit respecté sans conteste par tous : même et surtout par le plus fort et le plus méchant, ceux qui ont respectivement la capacité et l'intérêt de transgresser le règne de la justice légale.

Socrate, malgré son destin injuste, nous guide dans des considérations optimistes sur l'intelligence humaine de la justice et des lois de l'État. Or, il se peut que Socrate ait tort, que son pari sur la raison et la bonté humaine soit en échec

Il se peut que l'humanité soit plutôt à l'image de ceux qui ont condamné injustement Socrate. Mais, même dans l'hypothèse pessimiste où l'on ne saurait s'entendre sur ce qu'est la justice, où celle-ci ne serait qu'un mot et qu'une convention, il resterait nécessaire que la force revienne à la loi et à l'État.


Entre l'intelligence et la force, une troisième raison d'obéir aux lois : l'autorité

Faut-il trancher entre la réussite et l'échec du pari de Socrate sur l'être humain, et son intelligence rationnelle de la justice ?

Pas nécessairement : entre les deux extrêmes de l'intelligence de la règle de justice - la quête des philosophes - et la force du règne de la justice, enjeu pour les politiques - la nécessité d'un règne de la loi - se trouve, en pratique, le régime ordinaire et moyen du cours de la justice dans l'État : celui de l'autorité de la justice et des lois.

On définit l'autorité comme la reconnaissance de la légitimité d'une hiérarchie qui s'impose d'elle-même, sans qu'elle ait besoin de recourir à la force ni au raisonnement pour obtenir l'obéissance à ses ordres, sur la supposition ou croyance qu'il est meilleur d'obéir à l'autorité que lui désobéir.

C'est donc par l'autorité des lois que tout un chacun leur obéit, en considérant qu'elle sont justes, sans les interroger ni les contester. Tout un chacun, c'est nous, dans notre vie ordinaire, c'est le peuple. Pourquoi le peuple doit-il obéissance aux lois ?


Extrait :

Injustice.

Il est dangereux de dire au peuple que les lois ne sont pas justes, car il n'y obéit qu'à cause qu'il les croit justes. C'est pourquoi il lui faut dire en même temps qu'il y faut obéir parce qu'elles sont lois comme il faut obéir aux supérieurs non parce qu'ils sont justes, mais parce qu'ils sont supérieurs. Par là, voilà toute sédition prévenue si on peut faire entendre cela et que proprement [c'est] la définition de la justice.

Blaise PASCAL, Pensées, Fragment Misère n° 15 / 24, édition électronique D. Descotes et G. Proust.

* sédition : révolte concertée, intentionnelle, contre l'autorité établie.


Questions :

1. Quelle est la croyance ou l'imagination du peuple à propos des lois auxquelles il obéit, et pourquoi cette croyance ou imagination est-elle nécessaire ?

a) Cela tient-il à l'ignorance nécessaire du peuple vis-à-vis de la nature des choses, et notamment de la justice des lois ?

b) Ou bien cela tient-il à une nécessité morale et psychologique de notre rapport à l'autorité et à l'obéissance ?

2. "Il est dangereux de dire au peuple que les lois ne sont pas justes" : telle qu'elle est formulée, peut-on être sûr du sens qui est celui de cette proposition entre les deux propositions suivantes :

a) Si elle signifie qu'on sait en réalité que les lois ne sont pas justes, alors quelle est la relation au peuple de ceux qui savent que les lois ne sont pas justes ?

  • Sont-ils en train de démystifier le peuple de sa croyance en la justice des lois ? Avec quel danger alors pour le règne de la loi et de l'État ?
  • Ou bien sont-ils en train de confirmer au peuple ce qu'il sait déjà, et qu'il peut avoir tendance à oublier parce qu'il doit d'abord vivre et travailler, sans se soucier de ce qu'est la réalité des choses ?

b) Ou bien cette formule signifie-t-elle que c'est seulement par le discours que l'on affirme que les lois sont injustes, sans savoir si c'est vrai ou non ?

  • Dans ce cas, est-ce seulement le peuple qui est ignorant de la nature juste ou injuste des lois, ou bien ceux qui se prétendent savants ou instruits sont-ils aussi dans ce cas ?
  • Et si oui, n'est-ce pas une situation dangereuse pour toute l'humanité ?
  • Si toute l'humanité, instruite ou non, ignore la véritable nature de la justice, comment faut-il alors concevoir la nécessité d'obéir aux lois et à l'État ?

3. Pascal préconise un autre discours à l'adresse du peuple, pour qu'il obéisse aux lois :

a) Relevez quelles sont les deux propositions, "à la fois", dont se compose ce discours, et la structure de justification que l'on retrouve en parallèle, dans l'une et l'autre : "il faut y obéir parce que" :

  • Trouve-t-on strictement la même justification explicite de part et d'autre ?
  • Comment Pascal évite-t-il, par cette formulation, d'expliciter que les lois ne sont pas nécessairement justes ?

b) "il faut obéir aux supérieurs non parce qu'ils sont justes, mais parce qu'ils sont supérieurs" :

  • Cette formulation signifie-t-elle que les supérieurs dans la société sont naturellement supérieurs aux gens du peuple par leurs talents et qualités, du corps et de l'esprit ?
  • Ou bien signifie-t-elle que les supérieurs sont dits supérieurs dans la société de façon conventionnelle, mais si habituelle qu'on a fini par oublier que ce n'est que par convention qu'une hiérarchie est établie entre individus, sans rapport avec leur nature ?

c) Du point de vue des effets, quelle différence cela fait-il entre, d'une part, l'obéissance que l'on doit à quelqu'un parce qu'on le sait naturellement supérieur à nous en quelque façon, et d'autre part, l'obéissance qu'on lui doit parce qu'on sait qu'il n'est pas naturellement supérieur, mais qu'il est nécessaire à la société qu'il y ait une hiérarchie, une différence entre ceux qui commandent et ceux qui obéissent ? Dans les deux cas, l'obéissance est-elle due ? Pourquoi ?

d) Comment cette différence de supériorité - Pascal dit aussi : de grandeur - soit naturelle, soit conventionnelle - Pascal dit aussi : d'établissement - peut-elle s'appliquer aux lois et à l'obéissance qui leur est due ? 

4. Le peuple est ignorant face à ceux qui savent, mais :

a) A-t-il tort de croire à la justice des lois pour pouvoir y obéir, quelle que soit la véritable nature de la justice de ces lois, par ailleurs ?

b) Le peuple est-il plus sot que ceux qui se croient instruits de la véritable nature injuste des lois, et qui ne leur reconnaissent d'autorité que de façon hypocrite et sournoise, en attendant la première occasion de pouvoir leur désobéir impunément pour les transgresser ?

c) Parmi ceux qui savent, il pourrait y avoir une différence entre les "demi-habiles", et les "habiles" comme les appelle Pascal : les premiers, les "demi-habiles", méprisent le peuple, parce que celui-ci croit que les lois sont justes, alors qu'en vérité, ce n'est pas le cas ; les seconds, les "habiles" considèrent que le peuple a raison d'obéir aux lois comme il le fait, quand bien même les lois ne seraient pas véritablement justes. Pourquoi les "demi-habiles", qui croient avoir tout compris, n'ont en réalité compris que la moitié des choses, par rapport aux "habiles" ?

d) Les "habiles", en considérant que le peuple a raison d'obéir aux lois parce qu'il les croit justes, ne visent-ils qu'à manipuler le peuple pour l'exploiter et maintenir leur propre pouvoir, ou bien ont-ils eux-mêmes une forme d'humilité quant à leur ignorance de la véritable nature de la justice ? 

e) Si les "habiles" reconnaissent eux-mêmes n'avoir qu'à moitié compris ce que sont les lois et la justice, suffisamment pour les besoins de l'humanité qui vit en société sous les lois de l'État, sans accéder à la véritable nature du juste et de l'injuste, cela doit-il nous rendre pessimiste ou optimiste sur la capacité de l'être humain d'accéder à la véritable nature de la justice ?

5. À partir de la pensée de Pascal, revenons finalement à celle de Socrate, qui se soumet à la condamnation à mort injustement prononcée pour lui par le tribunal d'Athènes. Socrate respecte absolument la justice, non pas des hommes qui ont porté un jugement injuste sur lui, mais des lois d'Athènes elles-mêmes, comme de toute loi qui lui a appris ce que c'est que la justice, qui l'a orienté dans sa quête de ce que c'est que la justice. Car Socrate, pour ce qui concerne l'essence de la justice comme pour toute autre chose, s'avoue conscient de son ignorance. Ceci étant rappelé :

a) Où faudrait-il situer un philosophe comme Socrate dans son attitude vis-à-vis de la justice et des lois, entre le peuple, les demi-habiles, et les habiles : entrerait-il dans une de ces catégories, ou bien en faudrait-il une autre pour lui ?

b) Dans sa quête de la sagesse, Socrate semble distinguer quatre niveaux d'ignorance et de savoir :

  • Le plus bas niveau est celui de ceux qui croient à tort savoir, alors qu'ils sont dans l'ignorance : ils sont les plus éloignés du savoir, car ils sont dans l'ignorance de leur ignorance, et ils estiment donc ne rien avoir à apprendre, tout en prétendant répandre autour d'eux leur illusion de savoir, et donc aussi de pouvoir sur ceux qu'ils croient plus ignorants qu'eux.
  • Au-dessus se trouve ceux qui savent quelque chose, de manière implicite, habituelle, qui ont une compétence acquise, voire un talent inné, mais qui ignorent les raisons et les limites de ce savoir réel : ils sont dans l'ignorance de leur savoir, ce qui n'empêche pas ce savoir d'être mis en œuvre de façon tout à fait utile.
  • Au-dessus encore, se trouvent ceux qui ne savent rien, qui sont dans l'ignorance, mais qui sont conscients de leur état, et qui doivent donc nécessairement se mettre en quête du savoir, puisqu'ils ont le savoir de leur ignorance : ce sont les philosophes, comme Socrate.
  • Encore au-dessus doit se trouver le niveau suprême, celui du savoir de son propre savoir, du savoir parfaitement conscient et certain de lui-même, parfaitement achevé dans l'étendue de sa vérité, et qui paraît relever d'un niveau de savoir propre au divin, nul être humain ne présentant un tel niveau de savoir. 

Ces quatre degrés du savoir et de l'ignorance, chez Socrate, peuvent-ils être mis en correspondance avec la tripartition du peuple, des demi-habiles et des habiles, chez Pascal ? Faites un tableau à deux colonnes pour établir cette correspondance.

c) Si l'on regarde ce tableau, n'y a-t-il pas un niveau qui semble rester implicite, dans la hiérarchie des niveaux d'ignorance et d'habileté qui est conçue par Pascal. Qu'est-ce qui pourrait venir occuper ce niveau ?


Sujet de réflexion :

Faut-il chercher à comprendre la véritable nature de la justice, plutôt qu'obéir aux lois sans chercher à savoir si elles sont justes ?

Source : https://lesmanuelslibres.region-academique-idf.fr
Télécharger le manuel : https://forge.apps.education.fr/drane-ile-de-france/les-manuels-libres/philosophie-terminale ou directement le fichier ZIP
Sous réserve des droits de propriété intellectuelle de tiers, les contenus de ce site sont proposés dans le cadre du droit Français sous licence CC BY-NC-SA 4.0